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Utiliser « intelligemment » l'Intelligence artificielle ?

Olivier Sidokpohou

Loin des rêves ou des cauchemars qu'elle suscite parfois, l'intelligence artificielle s'installe tranquillement dans l'éducation. Non pas contre l'enseignant ou à sa place, mais à sa disposition comme un outil au service de sa liberté pédagogique.

Carte postale de Jean-Marc Côté, éditée en 1900, dans une série intitulée « La France en 2000 ».

Pour qui s’intéresse à l’école et à son actualité, l’intelligence artificielle se présente d’abord sous une forme trompeuse. Celle d’une profusion d’articles enthousiastes promettant une révolution pédagogique imminente, voire un nouvel âge de l’humanité, aussi riches de promesses mirifiques qu’avares en exemples précis. La tentation est alors grande de rejeter l’IA du côté des chimères, au mieux inutiles, au pire juste destinées à déshumaniser l’enseignement et faire des économies. Dans le domaine de l’éducation comme dans d’autres, une IA fantasmée et totalisante interdit d’appréhender ses possibles apports, et d’en discuter sereinement la place dans l’apprentissage comme la manière dont les enseignants s’en emparent déjà.

 

Derrière l’IA, beaucoup de maths !

Pour l’enseignant comme pour tout un chacun, l’IA  est très présente, de manière quotidienne mais assez invisible : trouver son chemin, préparer ses vacances, obtenir la traduction des paroles d’une chanson… ou sur un plan plus professionnel, pour concevoir un cours ou vérifier si un devoir maison n’a pas été recopié sur Internet. En s’approchant davantage du cœur de la classe, l’IA est déjà mobilisée dans des situations pédagogiques et pourrait l’être encore plus à l’avenir : songeons par exemple à l’évolution de l’enseignement des langues en regard du développement de la traduction automatique. Le cours de mathématiques doit être quant à lui l’occasion de montrer aux élèves dans quelle mesure l’IA n’est ni réductible à une opération magique (« on clique et ça apparaît »), ni à un anthropomorphisme imagé (« le logiciel a appris et réfléchit grâce à ses neurones »), mais qu’il y a derrière essentiellement… des mathématiques. Et même beaucoup de mathématiques ! Montrer que le raisonnement humain s’appelle aussi logique du premier ordre, que l’incertitude a pour nom logique modale et l’intuition théorie des probabilités, que les graphes d’ordonnancement servent à organiser les tâches dans un restaurant, mais aussi à battre un grand maître du jeu de go, que la traduction automatique n’est actuellement pas affaire de connaissance des langues mais plutôt de statistiques et de bases de données, tout cela est prétexte à illustrer l’extraordinaire fertilité des mathématiques.

En deuxième lieu, on peut penser bien sûr à l’utilisation spécifique d’environnements numériques d’enseignement-apprentissage censés aider les élèves à mieux apprendre et comprendre. Il est bon de rappeler au préalable quelques conclusions tirées de l’analyse des résultats PISA 2012 : « Globalement, les éléments de preuve fournis par PISA, ainsi que par des évaluations scientifiques menées avec des protocoles plus rigoureux, suggèrent que le seul accroissement de l’accès aux ordinateurs pour les étudiants, à la maison ou à l’école, n’est pas en mesure d’entraîner une amélioration significative des résultats scolaires. » (Students, computers and learning, making the connection, OCDE, 2015).

L’ordinateur, comme l’IA ou d’autres outils utilisés dans le champ éducatif, n’est en mesure d’apporter une plus-value qu’à condition que l’on réfléchisse à ses usages et aux buts poursuivis dans un contexte précis. Un des exemples d’usages parmi les plus élémentaires se situe dans le contexte de l’entraînement, avec des outils qui proposent de travailler sur l’algèbre ou le calcul. Même si l’on peut, en première analyse, considérer qu’il s’agit là de formes peu élaborées d’IA (générer des équations au hasard, déterminer si la réponse est correcte, proposer une aide…) et que la portée en termes d’apprentissages est le plus souvent sommaire (répéter le même type d’exercice encore et encore…), ils représentent néanmoins un levier pour l’élève qui passe du temps à « faire ses gammes » devant un outil neutre, qui ne manifeste pas d’agacement en cas d’erreur et ne porte pas de jugement de valeur sur le niveau de difficulté choisi. La nouvelle génération, qui associe une interface plus agréable et des fonctions d’adaptabilité permettant de moduler le niveau des exercices à partir des réussites ou des échecs passés, constituera un apport bienvenu dans la poursuite de la maîtrise technique nécessaire pour progresser en mathématiques.

 

Enseignant augmenté ou liberté pédagogique augmentée ?

Nécessaire… mais pas suffisante ! Parce que la maîtrise d’exercices stéréotypés ne garantit pas que l’élève saura mobiliser la technique dans une situation plus évoluée, ni même qu’il a compris ce qui fondait cette technique. Parce qu’on ne fait pas en mathématiques qu’apprendre à calculer, même vite, mais aussi à raisonner. C’est là qu’intervient une version plus élaborée d’outils utilisant l’IA. Cette deuxième famille est à l’heure actuelle constituée essentiellement d’environnements numériques proposant résumés de cours, exercices plus ou moins interactifs, suivi des élèves et parcours adaptatifs. Il ne s’agit pour l’instant pas d’apprentissage du raisonnement sous la forme d’un dialogue élève/machine où l’IA serait en mesure d’interpréter les réponses, en un mot de modéliser un véritable dialogue élève/enseignant. Il s’agit pour l’instant, plus modestement, de parcours d’apprentissages individualisés qui rassemblent vidéos, résumés de cours et exercices interactifs. Les propositions, qu’elles soient gratuites ou payantes, peinent à séduire le public enseignant, entre autres parce que proposant des parcours adaptatifs, par nature infinis, ces environnements posent aux enseignants la question du lien avec le cadre général du cours. En amont du cours lui-même, comment appréhender, en un temps raisonnable, l’ensemble des possibilités que propose un nouveau logiciel ? Là où il suffisait de quelques minutes pour avoir une idée relativement précise du contenu d’un manuel, de ses orientations et de la manière dont l’enseignant peut l’utiliser avec ses élèves, comment faire face à des produits dont on ne peut par nature pas embrasser la complexité des possibles, voire même, dans le cas de produits commerciaux, ne pouvoir se faire une idée du contenu qu’au travers d’informations publicitaires et de témoignages enthousiastes ? Face à cette profusion, il n’est pas sûr que la solution se trouve dans de vastes systèmes d’IA intégrés, mais peut-être plus dans des propositions plus locales, plus modestes, souples et maniables que les enseignants pourraient intégrer facilement dans le projet général d’enseignement dont ils sont les maîtres d’œuvre. Un projet où on enseigne à calculer et raisonner, mais où on établit aussi des liens entre des savoirs, on dessine des possibilités d’avenir, on crée des objets de réflexion partagés, on donne en un mot du sens à tout ce qui se passe à l’école.

La réflexion sur la prise en compte de l’IA par les enseignants de mathématiques est donc d’autant plus féconde qu’elle évite les représentations fausses qui obscurcissent le débat (comme celle d’une IA qui serait inutile, puisque incapable de rendre compte d’un phénomène, l’apprentissage, trop profondément humain). Privilégions la vision plus pragmatique d’une IA qui apporte une aide concrète et aux enseignants, en un mot  une « liberté pédagogique augmentée » plutôt qu’un « enseignant augmenté ».